Vertige de Kara et vertige de Lee









Silence, on fait l'amour...

Vertige du Colonel Tigh



Je suis Saul Tigh, je suis officier de la Flotte coloniale. Peu importe ce que je suis. Je veux avant tout être un homme. Et si je meurs aujourd'hui, ce sera en tant qu'être humain.

Son origine cylon révélée, les propos du Colonel Tigh sur sa volonté de rester un homme et de continuer à combattre aux côtés de l'humanité provoquaient un tsunami d'empathie pour le personnage autrefois antipathique. Cette volonté de ne pas trahir son ancienne existence de combattant et de grand résistant au génocide et à la tyrannie forçait l'admiration et imposait le respect, permettant ainsi une franche identification à celui qui, autrefois sur Nouvelle Caprica, avait subi l'innommable torture et avait du, par devoir, tuer la femme de sa vie. Une nouvelle fois, Moore nous comblait en délivrant le même message : la souveraineté de l'esprit sur le corps. Du choix sur l'origine. D'où le frisson qui nous parcourait l'échine lors de cette flamboyante déclaration. On est ce qu'on désire être. Autrement dit, ces propos traduisaient bien davantage que le rejet d'une identité détestée, son intégrisme anti-cylon soudainement se transformait en intégrité grandiose. Une intégrité qui trouvera son acmé dans son bouleversant "Je suis un cylon" adressé à son vieil ami et frère d'arme, l'Amiral Adama. Car tout le monde l'aura compris, ces mots ne sont en aucun cas l'affirmation d'une identité assumée, mais bel et bien une formidable déclaration d'amitié. Ce refus de la tromper constitue à n'en pas douter l'un des moments forts de la série (et de la télé). Au même titre que la dignité affichée (dans chaque fibre de son visage, dans chacun de ses propos et dans sa droite posture) au moment où le nouveau président des 12 colonies s'apprête à l'éjecter dans l'espace. Au même titre que son expression effarée lorsque D'Anna sur le pont du Galactica le reconnaît comme étant l'un des siens.

Vertige de Sharon et vertige d'Adama



"Et vous demandez pourquoi ?", c'est ainsi que Sharon (future Athena) répond à William Adama lorsqu'il manque de l'étrangler sur Kobol. Au spectateur de perdre le sens de l'orientation, car la Sharon de Caprica (Huit) répond à une question d'Adama dont elle n'est pas censée avoir eu connaissance (Huit n'a pu hériter que de la mémoire de Sharon lorsqu'elle était en vie), cette interrogation ayant été posée à la Sharon du Galactica lorsqu'Adama se recueillait auprès de son corps ? Pourquoi ? Pourquoi avait-elle, avaient-ils, voulu sa mort ? Pourquoi les cylons en voulaient-ils tellement aux humains ? Pourquoi était-elle morte ? Pourquoi continuait-il à l'aimer maintenant et malgré tout, elle la cylon, elle qui avait tenté de le tuer ?
A la façon qu'ont les hommes de traiter leurs prisonniers cylons, Sharon en particulier, de persister à les traiter de choses malgré l'évidence de leur capacité à ressentir des émotions, d'avoir une vie psychique, le spectateur en viendrait à se demander si les héros de l'histoire ne seraient pas ces cylons en quête d'une âme, ou pour le moins, en viendrait à décider que les héros ne seraient en aucun cas ces humains à la croyance si facile et puérile (à des idoles, aux dieux de l'antiquité terrienne), ces humains trop ou si peu humains. A Adama qui lui demande pourquoi les cylons s'en prennent à l'humanité, Sharon répond qu'en évoquant ses défauts lors de la cérémonie de mise à la retraite du Battlestar Galactica, peu avant l'attaque des cylons, il avait justement fourni la réponse. A Sharon d'ajouter : "Peut-être que l'humanité ne mérite pas de survivre ?" En deux interrogations, la cylon semble répondre à beaucoup de questions.

Vertige de Leoben et vertige de Starbuck





Leoben a toutes les réponses à toutes les questions : il voit le passé comme l'avenir, celui de Starbuck, celui de l'humanité ; il dit que l'humanité va trouver le chemin de la Terre, et ne dit pas qu'elle trouvera alors le chemin de Dieu ; il dit que les dieux vénérés par les 12 colonies ne sont que des idoles, qu'il n'y a qu'un seul Dieu, il dit aussi que les cylons ont été créés par Dieu pour punir l'humanité de tous ses péchés ; il dit qu'il est bien plus qu'une machine, il dit qu'il a une âme ; il dit qu'il est Dieu, car Dieu est en chaque personne, il dit surtout que Starbuck a une destinée. Sous-entendu la plus grande.
Qu'importe la torture qu'on lui inflige, il ne désactivera pas sa puce anti-douleur parce qu'il est le rédempteur de tous les péchés de l'humanité, parce qu'il est bel et bien fait de chair et de sang, parce qu'il ne veut pas être une machine, parce qu'il ne veut pas être traité comme tel, et qu'il ne veut pas faciliter la tâche à Starbuck, parce qu'il croit en elle comme il croit en Dieu. Après avoir dit ce qu'il avait à dire, Leoben réclame à Starbuck de l'envoyer à Dieu, Leoben demande la main de Starbuck qui la lui accorde, avant que Roslin ne l'envoie au paradis des cylons, Leoben finit l'épisode comme il l'a commencé.

Vertige de Boomer



Le téléchargement a du bon. Ce ne sont pas les cylons qui me contrediront. Après Six qui se réveille neuf mois plus tard (comme un pied de nez, comme une référence, comme un hommage ?), c'est au tour de Sharon Valerii (Boomer) de renaître. Dans la douleur, comme une naissance. Aux côtés des siens qui déclarent l'aimer. Boomer est morte, vive Boomer. Dans un corps similaire, tout neuf. La mémoire intacte : étrange sensation à laquelle Boomer est confrontée, ses souvenirs d'humain empiètent sur sa nouvelle conscience de cylon. Les cylons ont tout compris. D'où le vertige. Battlestar Galactica nous fait même rêver. Comme Ghost in the shell. Si Oshii nous invitait à l'immortalité via le net et les cyborgs, Moore nous invite à l'immortalité via les téléchargements et les cylons : une même cybernétique à peu de choses près. L'homme serait devenu obsolète dans sa fragilité, dans sa petitesse, dans son étroitesse (d'esprit aussi), dans son incapacité à voyager au-delà de son corps. Les cylons ne seraient qu'une nouvelle étape de l'Evolution. Un désir de Dieu ? Pour parfaire sa première création ?
Les questions auxquelles nous convient la série sont passionnantes : Galactica parle avant tout de la condition humaine. Les réponses qu'elle nous a accordé jusqu'à présent le sont tout autant et celles qu'elle va immanquablement nous fournir risquent fort de l'être davantage.

Mort d'une cylon



Pourquoi la mort d'un toaster (quel horrible nom pour de si jolies créatures) nous met la larme à l'oeil ? Pas seulement parce que dans le cas qui nous occupe nous étions très attaché au personnage : on le serait à moins, Boomer était héroïque, et son interprète, Grace Park, est très belle. Parce qu'elle ignorait tout de sa nature, parce que ses pensées ne lui appartenaient plus au moment de tirer sur Adama, Boomer était une victime et il n'était donc pas question pour nous de nier son humanité passée ; il n'était pas question non plus de nier l'âme qui l'habitait au moment de sa mort ; il n'était pas question de nier la véracité de ses émouvantes dernières paroles : "je vous aime, Chef". Victime parce que téléguidée pour suivre un plan dont elle ne savait rien, victime parce qu'en l'abattant ainsi, on niait son humanité passée et présente.
Epilogue bouleversant d'une relation filiale, Adama, tout juste sorti du coma, se recueillera donc auprès du cadavre de Boomer. Un corps à peine dégradé, d'un joli bleu métal. Le Commandant demande pourquoi et pleure la mort de la cylon. De surcroît, la cylon qui a voulu attenter à sa vie. Scène espérée s'il en est, pour mesurer l'humanité d'Adama, pour mesurer sa capacité à comprendre que Boomer ne trichait pas, pour réunir une dernière fois les deux personnages. Et ces retrouvailles, orchestrées par un très grand Moore, vous remuent les tripes et l'âme.

Vertige de Baltar



Dieu parle t-il à Baltar ? A t-il un plan pour Baltar ? A t-il un message à lui délivrer ? Lui donne t-il ses commandements ? A t-il choisi Baltar pour prophète, Baltar est-il l'élu ? Baltar fait-il partie du plan ? Celui des cylons, celui de Dieu ? Est-ce que le plan des cylons est celui de Dieu ? A t-on mis une puce dans le cerveau de Baltar ? A défaut d'être Dieu, qui est donc "Six" ? La mauvaise conscience (ou la bonne, c'est selon) de Baltar ? Un échappatoire ? Une forme d'expiation ? Un fantasme ? Mais si "Six" est une invention de Baltar, comment peut-elle lui annoncer, sur Kobol, la venue du divin enfant, celui de Sharon et Helo, conçu sur Caprica ? Serait-elle vraiment "un ange envoyé par Dieu pour le guider"? A quelle fin ? Celle de la race humaine, comme elle le prétend ? Faut-il prendre au pied de la lettre tout ce que dit "Six" ?
A toutes ces questions, Baltar n'a aucune réponse et arrive de penser qu'il peut être tout aussi bien cinglé. Le vertige de Baltar est impénétrable. Une dernière question tout aussi vertigineuse nous taraude : pourquoi "Baltar" s'est mis à parler à Caprica Six ressuscitée ?

Vertige de Caprica Six



Dieu a t-il un plan pour les cylons ? Dieu a t-il envoyé les cylons pour reprendre les commandes ? A ces interrogations, Six n'a plus aucun doute. Elle, la création de Dieu, elle, la parfaite créature, a été envoyée ici bas pour botter le train des humains. Leur faire saisir toute leur insignifiance. Mais à trop les fréquenter, comme son aîné Batty le Nexus Six, elle s'est mise à aimer la vie. A en vouloir plus. A vouloir comprendre. A vouloir ressentir, aux côtés de Baltar, pour se sentir en vie, le plaisir physique. A vouloir aussi donner la mort. A vouloir aimer. A donc vouloir trop ressembler aux hommes, Six, secrétement, puis aux côtés de Boomer, ne voudra plus leur destruction et ne sera plus jamais la Six de Caprica, la Six qui, pour comprendre le souffle de la mort, étrangla un jour un nourrisson. Les cylons auraient ainsi un plan. Au vertige existentiel de Six, il semblerait que ce plan a tout l'air de partir en sucette. A moins que ce soit çà le plan ? A demander une âme, Six ne va t-elle pas se brûler les ailes ? A sa résurrection sur Caprica, "Baltar" s'est mis à lui parler. Serait-elle devenue aussi fragile qu'un humain ?
Aux côtés des Huit, aux côtés des cinq derniers modèles cylons, Six pourrait tout aussi bien devenir l'un des messies de l'humanité.

Vertige du regard



A placer le regard au coeur du spectacle, au coeur du message, et au coeur de l'action, Battlestar Galactica, en suivant les traces laissées par Blade Runner, Ghost in the shell, et 2001, trois films de science-fiction majeurs qui avaient donné au regard une première importance (celui renvoyant le décor de Holden ; celui flamboyant de Batty ; celui mélancolique et interrogateur de Motoko ; celui apeuré de Hal, celui sidéré et sidéral de Bowman, celui grand ouvert du foetus), rejoint leurs préoccupations existentielles. Vertigineux, Battlestar Galactica l'est à plus d'un titre. Vertige physique pour Lee et Starbuck : à bord de leur viper, en prise directe avec le noir profond de l'espace (les étoiles n'y ont guère leur place), avec son vide infini, ils se livrent à des batailles spatiales physiquement insensées, desquelles émergent une sensation de vitesse inédite, proprement sidérante. Vertige métaphysique pour Six, Sharon ou Leoben : ces cylons nouvelle génération sont à la recherche d'une âme. La quête existentielle des seconds (le regard comme miroir de l'âme) étant plus passionnante que le désir de survie des premiers.
A placer le regard au coeur de la mise en scène (nombreux sont les gros plans sur les visages) et au coeur de l'enjeu, Battlestar Galactica confronte le spectateur (à la fois transi et ému) à ses peurs primales et aux questions les plus excitantes, les plus tenaces, les plus fondamentales : qui suis-je ? où vais-je ? dois-je croire ? à quoi je crois ? à qui ?